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Anna Kupfer : le don des langues et du cœur...

Anna Kupfer : le don des langues et du cœur

par Jean-Pierre Leonardini

Le 2 octobre 2009, Anna Kupfer présentait à Berlin, au premier étage de la Schwartzsche Villa, son récital de chansons et de poèmes intitulé Babel, tant y sont multiples les langues qu’elle y expose. Dehors, il faisait un temps de feuilles mortes. A l’intérieur c’était très chaud. L’émotion, vous savez. Sa mère était dans la salle, la sœur retrouvée de fraîche date aussi, des amis d’enfance… Anna Kupfer en aurait presque perdu son allemand,
sa langue maternelle en effet, car ce spectacle est né en France et les textes de liaison qui parsèment le chant, d’habitude, c’est en français qu’ils ont lieu. Là, il lui fallait se traduire, d’où un léger embarras linguistique, qui ajouta encore du charme, si besoin était, à ce spectacle que nous avions déjà goûté chez nous à plusieurs reprises. Ce fut cette fois-là une journée importante dans la vie d’Anna, car elle n’avait encore jamais chanté à Berlin, pourtant sa ville natale, car pour elle, dans l’art, c’est en France, de son propre aveu, que tout a commencé.

« Depuis l’âge de douze ans, nous dit-elle, la France m’est apparue, à travers les livres, comme un pays de liberté et de générosité.
J’ai pensé à quitter l’Allemagne lorsqu’on nous a enseigné à l’école le déroulement de la Seconde Guerre mondiale, le nazisme,
tout ça… Je me rappelle que deux garçons, pour rire, ayant fait le salut hitlérien, je leur ai tapé dessus. Le professeur a eu beau leur dire qu’on ne pouvait plaisanter avec ça, je ne voulais plus être allemande. »

Et le théâtre, comment cela s’est-il fait ? « Quasiment sur un coup de tête », répond-elle. « J’avais envisagé de devenir médecin, mais je n’étais pas assez forte dans les disciplines scientifiques. Je me suis d’abord rendue en Suisse, au Tessin, à l’école du clown Dimitri. J’y suis restée un an à apprendre la pantomime, la danse,
le jonglage, l’acrobatie. Puis j’ai décidé de me rendre à Paris dans ma vieille Opel rouge, pour tenter le Conservatoire. Je ne parlais pas un traître mot de français. J’avais appris par cœur, phonétiquement, un bout de la partition de Toinette dans le Malade imaginaire, que Nada Strancar avait bien voulu me faire travailler. J’ai aussi interprété une chanson de Brecht, en allemand, bien sûr. J’ai été admise en 1980. J’ai passé trois ans au Conservatoire, successivement dans les classes de Jean-Pierre Miquel, Pierre Debauche et Viviane Théophilidès. » Je me souviens comme si c’était hier de sa sortie du Conservatoire dans un fragment de l’œuvre de Tourguéniev, Un mois à la campagne. Je la revois même précisément en longue jeune fille au délicat museau ingénu.
C’est alors que Jean Mercure, qui dirige le Théâtre de la Ville, la remarque et l’engage pour tenir le rôle de l’Institutrice dans l’Art de la comédie, d’Eduardo de Filippo. Gilles Chavassieux la distribue dans Du sang sur le cou du chat, de Fassbinder. Ce seront ensuite les Linges du temps mis en scène par Bruno Carlucci et, sous la direction de Didier Carette, les Grandes journées du Père Duchesne, de Jean-Pierre Faye. A noter encore, dans ce parcours théâtral non négligeable, On ne badine pas avec l’amour et la Ballade de Calamity Jane, deux réalisations scéniques de Viviane Théophilidès, le rôle de Charlotte dans le Dom Juan de Molière monté par Pierre Barrat, Maître Puntila et son valet Matti mis en scène par Marcel Maréchal, des spectacles avec Michel Véricel et Pierre Ascaride, une participation à des Troyennes de haute ambition, où elle retrouve pour la seconde fois Giovanna Marini etc. Par ailleurs, elle a joué en Autriche, en langue allemande donc, le rôle principal de la pièce de Michel Vinaver, Nina c’est autre chose. Comment le chant est-il né, au milieu de cet emploi du temps plutôt serré ?

« C’était en fait, précise-t-elle, un rendez-vous différé. ». Depuis mon enfance j’exprimais ma joie et ma tristesse en chant. Cela m’aidait à faire de l’ordre dans ma tête et me semblait plus facile que de dire. Quand on chante, la musique est donnée.
Il ne reste plus qu’à interpréter ce que les auteurs ont écrit.
Si une chanson exprime ce que je ressens je l’apprends. Peu importe la langue. » Il se trouve que cette question de voix et de langue a sans aucun doute à voir avec l’origine, laquelle, nous confie Anna Kupfer, « s’est précisée lors de la découverte tardive de ma demi-sœur qui m’a révélé que nous sommes issues, du côté paternel, d’une famille judéo-tzigano-hongroise. Cela m’a fait un choc. » (Cela dit non sans une émotion perceptible). « Tout ce qui jusque là était en moi flou, voilé, incertain, a soudain été rendu clair et je suis devenue encore plus gourmande de langues, tandis que ma voix s’élargissait. »Retour ligne automatique
« Ce sont les langues qui façonnent ma voix, qui la triturent, qui la sculptent. » Elle a pour chacune une définition concrète, physique même : « L’anglais est dans le nez, l’allemand et l’espagnol c’est au fond de la gorge, tandis que le français se tapit derrière les incisives et que le portugais habite la bouche entière. Du portugais, je suis tombée éperdument et sensuellement amoureuse. » C’est vrai. N’excelle-t-elle pas désormais dans le registre tragique du fado ? Il suffit de la voir et de l’entendre en scène pour apprécier ses déclarations à leur juste mesure passionnelle et que résonne longtemps en vous le cuivre (Kupfer, en allemand, n’est-ce pas le cuivre ?) de sa voix mise au service résolu de poètes de tous pays ; ainsi d’Itzik Manger en yiddish, de l’italien du Frioul de Pier Paolo Pasolini, des Espagnols Antonio Machado, Federico Garcia Lorca et Paco Ibanez, du Portugais Camoens, de Genet, Ferré ou Aragon, pour ne rien dire de Brecht, qui lui est consubstantiel en somme et à qui elle a d’ailleurs consacré un récital, comme elle s’est également vouée à l’alcool entêtant des vers de l’autrichienne Ingeborg Bachmann.

Escortée par sa guitare, une fleur rouge dans le chignon lourd de ses cheveux, si belle dans ses robes sombres d’ardente gitane, Anna Kupfer au petit nez court semble une femme peinte par Auguste Renoir, mais terriblement vivante, superbe créature poétique qui a le don d’épouser maints idiomes en toute sensibilité.

Jean-Pierre Léonardini